Chapitre 20
Timmie me regardait avec la même fascination morbide qu’un scientifique étudiant au microscope un virus inconnu.
— Tu vas encore boire une bière ? J’immobilisai ma cuiller au-dessus de ma glace au chocolat et levai un sourcil d’un air de défi.
— Pourquoi ?
Il regarda furtivement les deux packs vides à mes pieds. Ou peut-être la bouteille de gin posée en équilibre à côté de moi sur le canapé...
— Pour rien !
Cela faisait quatre jours que je n’avais ni vu, ni parlé à Bones. Ça n’avait pas l’air long, comme ça. Et pourtant, j’avais l’impression que des semaines s’étaient écoulées. Timmie sentait que quelque chose n’allait pas. Par politesse – ou par crainte –, il ne m’avait pas demandé pourquoi une certaine moto ne s’était pas garée devant notre immeuble depuis quelques jours.
J’accomplissais tous les gestes de la vie quotidienne. J’allais en cours. J’étudiais avec ferveur. Je me gavais de cochonneries, de quoi faire exploser mon taux de sucre. Mais je n’arrivais pas à dormir. Je n’arrivais même pas à rester étendue sur mon lit, car j’y cherchais constamment son corps absent. Je décrochais mon téléphone cent fois par jour, mais je le reposais avant même de faire le numéro, n’ayant aucune idée de ce que j’allais lui dire.
Seul Timmie m’empêchait de devenir folle. Il venait me voir, regardait des films avec moi jusqu’au petit matin, me faisait ou non la conversation suivant mon humeur. Sa simple présence me faisait du bien, et je lui en étais extrêmement reconnaissante, mais je ressentais toujours une grande solitude. Ce n’était pas sa faute si je devais constamment donner le change, faire attention à ce que je disais et camoufler la moitié de ce que j’étais. Non, ce n’était pas sa faute. C’était la mienne, car j’avais repoussé la seule personne qui m’avait acceptée telle que j’étais, malgré les bizarreries que je devais à mon ascendance.
— C’est vrai, tu sais, dit-il en réaction au programme télévisé qu’il regardait. Ils existent.
— Qui ça ?
Je n’avais pas vraiment écouté, trop occupée à broyer du noir.
— Les Men in Black. Ces agents secrets du gouvernement qui contrôlent les phénomènes extraterrestres et paranormaux. Ils existent.
— Ah, dis-je avec indifférence.
Les vampires aussi, mon gars. D’ailleurs, ta voisine en est un. Enfin, presque.
— Tu sais, il paraît que ce film s’appuie sur des faits réels.
Je jetai un coup d’oeil distrait à l’écran et vis Will Smith occupé à en découdre avec un monstre de l’espace. Ah oui, les Men in Black.
— C’est possible.
Des cafards géants qui se nourrissent d’être humains ? pensais-je. Je ne suis pas vraiment la mieux placée pour crier au canular.
— Est-ce que tu comptes me dire pourquoi vous avez rompu ?
Sa question me sortit instantanément de ma torpeur.
— On n’a pas rompu, répondis-je aussitôt, plus à mon intention qu’à la sienne. On... on prend un peu de recul pour évaluer la situation, et... réfléchir à notre relation, parce que... je l’ai enfermé dans un placard ! éclatai-je, honteuse.
Timmie écarquilla les yeux.
— Il y est toujours ?
Il avait une expression si horrifiée que j’aurais dû me mettre à rire, mais j’avais perdu mon sens de l’humour depuis quelques jours.
— Dimanche dernier, ma mère est passée sans prévenir, j’ai paniqué et je l’ai obligé à se cacher dans le placard jusqu’à ce qu’elle parte. C’est de là qu’est venue l’idée de réévaluer notre relation. Je crois qu’il commence à en avoir marre de mes problèmes, et le pire, c’est que je le comprends.
Timmie avait compris son erreur.
— Pourquoi ta mère déteste-t-elle autant les étrangers ?
Comment lui dire la vérité ?
— Euh... tu te rappelles quand je t’ai dit qu’on avait un truc en commun parce que ni toi ni moi n’avions connu notre père ? Eh bien, mon histoire est un peu plus compliquée que la tienne. Mon père était... anglais. Il a violé ma mère lors de leur premier rendez-vous, et depuis... elle déteste les Anglais. Tu sais que mon copain est anglais, et moi je suis... à demi anglaise, ce qui a toujours ennuyé ma mère. Si elle apprend que je sors avec un Anglais, elle pensera que je l’ai trahie et que je suis devenue... une étrangère.
Timmie baissa le son de la télévision. Il eut un moment d’hésitation, puis il redressa les épaules.
— Cathy... c’est l’explication la plus stupide que j’aie jamais entendue.
Je soupirai.
— Tu ne comprends pas.
— Écoute, je trouve ton copain plutôt effrayant, continua Timmie sans se laisser démonter. Mais si tu es bien avec lui et que ta mère n’a rien d’autre à lui reprocher que sa nationalité, alors je te répète que c’est stupide. Ta mère ne peut pas détester tout un pays à cause d’un seul homme ! Personne n’est parfait, et on ne peut pas plaire à tout le monde, mais elle devrait avant tout s’inquiéter de savoir s’il te rend heureuse plutôt que de se focaliser sur son origine.
À l’entendre, ça paraissait si simple ! Il aurait presque pu ajouter qu’il fallait être complètement idiot pour ne pas comprendre ça. Partant de mon explication embrouillée, Timmie m’avait ramenée à l’essentiel, et tout à coup je me rendis compte que la situation était réellement aussi simple qu’il l’avait décrite. Soit je passais le reste de ma vie à me punir d’avoir un vampire pour père – à expier ce péché originel, pour reprendre les mots de Bones – soit j’allais de l’avant. C’était d’une évidence si flagrante que je n’y avais même pas pensé.
— Timmie, dis-je avec conviction, tu es un génie.
Sa gaucherie naturelle refit tout à coup surface.
— Hein ?
Je me levai, lui donnai un baiser sur la bouche et me jetai sur le téléphone.
— Je vais l’appeler tout de suite, lui annonçai-je. T’aurais pas des conseils à me donner pour les excuses que je dois lui faire ? Parce que pour ça non plus, je ne suis pas très douée.
Timmie, pétrifié, n’avait pas bougé d’un pouce.
— Quoi ? Oh. Dis-lui simplement que tu es désolée.
Je lui souris.
— Décidément, tu es vraiment génial, répétai-je en faisant le numéro de Bones.
Il répondit à la première sonnerie.
— Francesca ?
Je me figeai, incapable de parler. Ce n’était pas vraiment ce que j’avais prévu.
— C’est toi Chaton ? demanda-t-il une seconde plus tard. Je suis en route. Il y a un problème.
— Que se passe-t-il ? demandai-je, oubliant la stupeur que m’avait causée le premier nom qu’il avait prononcé.
— Habille-toi si tu es en pyjama. Bon, il faut que je libère la ligne. Je serai là dans cinq minutes.
Et il raccrocha avant que j’aie eu le temps de lui poser d’autres questions. Timmie me regardait, dans l’expectative.
— Alors ?
J’enfilai un pull par-dessus mon tee-shirt. Il faisait froid dehors. Le pantalon de jogging que je portais ferait l’affaire, mais il fallait que Timmie parte pour que je puisse prendre mes armes.
— Il arrive, mais je repars avec lui tout de suite. Quelque chose... quelque chose est arrivé.
— Oh. (Timmie se leva. Il se balança d’une jambe sur l’autre pendant une seconde, puis dit précipitamment :) Si vous n’arrivez pas à recoller les morceaux, tu crois que tu sortirais avec moi ?
J’étais en train de mettre mes chaussures, mais je m’arrêtai net en entendant sa proposition. Je ne l’avais pas vue venir, celle-là.
— Je sais que je manque de confiance en moi et que je ne suis pas un gros dur comme lui, mais on s’entend super-bien et ta maman me prend pour ton petit ami... en un sens, c’est un peu comme si on était déjà ensemble, conclut-il d’une voix résolue. Qu’en penses-tu ?
Que si Bones t’avait entendu, tu viendrais de signer ton arrêt de mort.
— Timmie, n’importe quelle fille pourrait s’estimer chanceuse de sortir avec toi. Moi y compris. Mais j’espère vraiment que les choses vont s’arranger avec mon copain, alors, tu comprends, je ne peux pas te répondre maintenant.
Je ne voulais pas lui faire de peine, c’était la première fois que je me retrouvais dans une telle situation. Refuser gentiment ce genre de proposition n’était pas mon fort. D’habitude, je rembarrais les hommes qui essayaient de m’emballer en leur plantant un pieu dans le coeur et en criant « bien fait ! » d’un air satisfait.
Par chance, le bruit d’une moto qui approchait mit un terme à notre conversation. Pris de panique, Timmie écarquilla les yeux. Il sortit précipitamment de mon appartement en me jetant un rapide « Bonne nuit ! » tandis que j’entrais dans ma chambre pour sortir la boîte où je rangeais mes armes de sous mon lit. Ce geste expliquait à lui tout seul pourquoi je ne pourrais jamais sortir avec Timmie. Ce n’était pas à cause de son manque de confiance en lui, ni parce que le seul homme avec qui j’avais envie d’être était celui qui montait à présent les marches quatre à quatre. Simplement, certaines choses ne s’expliquaient pas. Et pouvaient encore moins se décider à l’avance.
Je n’eus pas le temps de mettre Bones au courant de ma révélation. Ce qu’il m’apprit en entrant reléguait de fait mes préoccupations sentimentales au second plan.
— Je crois qu’ils ont eu Francesca.
Oh, non. Je regrettai instantanément toutes les vilaines pensées que j’avais nourries à son égard.
— Que s’est-il passé ?
Il faisait les cent pas pour évacuer sa frustration.
— Elle m’a appelé il y a deux jours pour me dire qu’elle était tout près de trouver qui tirait les ficelles pour Hennessey au niveau juridique. Ce n’était pas un juge ni un commissaire de police, mais quelqu’un d’encore plus haut placé. Elle n’a pas pu m’en dire plus, elle devait creuser encore un peu. Il y a environ une heure, elle m’a de nouveau appelé. Elle était très agitée. Elle disait qu’elle voulait que je la sorte de là, qu’Hennessey était impliqué dans des choses beaucoup trop dangereuses. Je lui ai proposé de la voir ce soir. On était en train de convenir d’un lieu de rendez-vous lorsqu’elle a dit « Quelqu’un vient », puis la ligne a été coupée. Je n’ai plus eu de nouvelles depuis.
— Tu sais d’où elle appelait ?
Se yeux lançaient des éclairs verts.
— Bien sûr que non ! Si je le savais, je serais déjà en route !
Je reculai devant sa colère. Il émit un couinement et fit un pas vers moi. Il m’attrapa et m’attira contre lui.
— Je suis désolé, Chaton. Cette histoire finit par me rendre hargneux. Je n’arrive pas à imaginer ce qui a bien pu l’effrayer au point qu’elle veuille se retirer de la partie, mais si Hennessey l’a surprise en train de l’espionner, ce n’est rien à côté de la punition qu’il lui réserve.
Bones n’exagérait pas. Je n’aimais peut-être pas Francesca, mais imaginer ce qu’elle était peut-être en train de subir me rendait malade.
— Je comprends. Ne t’excuse pas. Écoute, imaginons une minute que le pire ne soit pas encore arrivé. Si elle devait s’enfuir précipitamment sans avoir le moyen de te contacter, où pourrait-elle aller ? Y aurait-il un endroit où elle se sentirait en sécurité ? Tu la connais bien. Essaie de te mettre dans sa tête.
Il serrait mes épaules entre ses doigts. Il ne me faisait pas mal, mais c’était loin d’être un massage. À voir son expression, il ne devait même pas s’en rendre compte.
— Elle pourrait aller au Club Morsure, dit-il d’un ton songeur. C’est le seul endroit de la région où aucune violence n’est admise. Ça vaut le coup d’essayer. Tu viens avec moi ?
Je le regardai.
— Tu crois pouvoir m’en empêcher ?
Il réussit presque à sourire, mais il était trop inquiet pour aller au bout de son geste.
— Cette fois-ci, ma belle, je suis heureux d’en être incapable.
Francesca n’était pas à la boîte où Bones et moi avions eu notre premier vrai rendez-vous, et où j’avais été droguée. La même videuse baraquée était à l’entrée, et Bones lui donna discrètement son numéro de portable pour quelle puisse le prévenir au cas où elle apercevrait Francesca. Ensuite, nous essayâmes l’hôtel où nous l’avions rencontrée quelques semaines plus tôt. Rien. Bones appela Spade, qui était toujours à New York, mais lui non plus n’avait aucune nouvelle d’elle. Plus les heures passaient et plus Bones paraissait sombre. De toute évidence, cette histoire ne se terminerait pas comme dans un conte de fées. Je me sentais impuissante.
À l’aube, nous avions de nouveau essayé l’hôtel et la boîte de nuit, juste au cas où, mais sans résultat. Le portable de Bones n’avait pas sonné une seule fois. Nous étions en route pour mon appartement lorsqu’il arrêta soudain sa moto et se gara sur l’accotement.
À trois kilomètres devant nous, nous pouvions voir les flashs bleus et rouges de plusieurs voitures de police arrêtées sur l’autoroute. Le peu de véhicules qui circulaient à cette heure matinale étaient déviés sur la voie de gauche. Les trois autres voies étaient bloquées par des flammes qui couraient jusqu’à la lisière de la forêt environnante.
— Il a dû y avoir un accident, on devrait prendre une autre route, commençai-je avant de regarder autour de moi avec une sensation de déjà-vu. Cet endroit me rappelle quelque chose...
Bones se tourna vers moi, le visage aussi dur que du granit.
— Pas étonnant. C’est ici qu’Hennessey t’a amenée quand il a essayé de te tuer. Enfin, pas tout à fait. C’était plutôt là où sont les flics.
Je regardai Bones et les lumières qui clignotaient au loin ; elles me semblaient désormais plus alarmantes.
— Bones...
— J’entends ce qu’ils disent, dit-il d’une voix morne, dépourvue d’émotion. Ils ont trouvé un corps.
Il serrait les poings sur le guidon. Tout doucement, je lui donnai un léger coup de coude.
— Ce n’est peut-être pas elle. Allons-y.
Il remit la moto en marche et rejoignit l’autoroute. Il ne parla que pour me dire d’une voix laconique de n’ôter mon casque sous aucun prétexte. Je savais qu’il voulait que mon visage reste caché, au cas où quelqu’un nous attendrait.
À cause du ralentissement, il nous fallut plus d’une demi-heure pour parcourir les trois kilomètres qui nous séparaient du lieu de l’accident. J’entendais moi aussi les policiers parler entre eux, appeler le médecin légiste dans le brouhaha de leurs radios, prendre des notes détaillées sur la manière dont le corps avait été découvert...
Tous les conducteurs qui passaient tournaient la tête pour mieux voir la scène du drame, et Bones n’éveilla donc pas les soupçons de l’agent chargé de réguler la circulation lorsqu’il regarda la forme sur le sol qui était l’objet de toutes les attentions. Je ne vis presque rien – mais ce que j’entraperçus me fit resserrer mon étreinte autour de Bones.
De longs cheveux noirs épars émergeaient de derrière le policier qui était penché sur le corps. Il cachait presque entièrement le cadavre tandis qu’il prenait des photos, mais cette chevelure était reconnaissable entre mille. Et le bras partiellement visible était celui d’un squelette.
La vue des restes de Francesca, dont l’état de décomposition trahissait l’âge véritable, m’avait tellement choquée que c’est à peine si je remarquai l’itinéraire qu’emprunta Bones. Il prit des routes de campagne, des chemins gravillonnés, et coupa même à travers champs avant d’arriver à la forêt qui jouxtait la grotte. Quiconque aurait essayé de nous suivre aurait eu le temps de se perdre dix fois. Ensuite, il porta la moto d’une seule main, sans le moindre effort, sur les trois derniers kilomètres pour plus de discrétion, tandis que je marchais derrière lui. Ce n’est qu’une fois à l’intérieur de la grotte que je parlai.
— Je suis désolée. Ce n’est pas vraiment le moment, je sais, mais je suis désolée qu’Hennessey l’ait tuée.
Bones me regarda et un rictus amer déforma ses lèvres.
— Il ne l’a pas tuée. Il était capable de lui faire beaucoup, beaucoup de choses, mais la tuer directement n’en faisait pas partie. Son corps a été mis là au maximum une heure ou deux après que je lui ai parlé. Hennessey l’aurait gardée en vie pendant au moins plusieurs jours. Jusqu’à ce qu’elle lui ait appris tout ce qu’elle m’avait dit dans les moindres détails. Et pas un seul des hommes d’Hennessey n’aurait osé enfreindre ses ordres pour l’éliminer de son propre chef.
Cela n’avait aucun sens.
— Mais qu’est-ce que tu dis ? Qui l’a tuée, alors ?
Sa bouche se tordit un peu plus.
— Elle l’a fait elle-même. C’est la seule explication logique. Elle a dû se sentir prise au piège, voir qu’il n’y avait aucune échappatoire, et elle s’est suicidée. Il ne lui fallait qu’une seconde pour se transpercer le coeur avec une lame en argent, après ça ils ne pouvaient plus faire grand-chose. En la laissant à l’endroit même où j’ai failli le tuer, Hennessey m’indique qu’il sait pour qui Francesca travaillait.
Je n’arrivais pas à imaginer le courage glacial qu’il avait dû lui falloir pour faire ça. Cela me rappelait l’Indien qui avait donné la grotte à Bones. Lui aussi, tout ce qui lui restait, c’était le pouvoir de décider de sa mort et de la manière dont il mènerait son dernier combat.
— Ta mission s’arrête là, Chaton. C’est fini.
Le ton catégorique qu’il avait employé me sortit brutalement de ma rêverie.
— Bones, dis-je doucement, je sais que tu es bouleversé...
— Foutaise. (Il me saisit par les épaules. Sa voix était grave et résonnait dans la grotte.) Tant pis si ça te met en colère ou si tu veux me quitter, ne plus jamais me parler, ou n’importe quoi d’autre, mais je refuse que tu continues à servir d’appât face à des gens qui ont poussé Francesca à choisir de se donner la mort plutôt que de se retrouver à leur merci. Je ne supporterais pas d’attendre en vain un appel de toi, ou de découvrir ton corps au bord de la route...
Il se détourna brutalement, mais j’eus le temps de voir un reflet rose dans ses yeux. J’en oubliai la colère que j’avais ressentie à ses premières paroles.
— Hé. (Je tirai doucement sur sa chemise. Comme il ne se retournait toujours pas, je m’appuyai contre lui.) Tu ne vas pas me perdre. Francesca agissait seule, elle ne t’avait pas pour veiller sur elle. Ce qui lui est arrivé n’est pas ta faute, tu dois continuer à traquer Hennessey, tu lui dois bien ça. Elle s’est battue, peut-être pas pour les mêmes raisons que nous, mais cela n’enlève rien à son courage. Tu n’as pas le droit de laisser tomber, et moi non plus. Il ne faut pas perdre espoir. Hennessey doit se demander avec angoisse ce qu’elle a bien pu te dire. Il sera peut-être assez effrayé pour commencer à commettre des erreurs d’inattention. Ça fait onze ans que tu es sur ses traces, et tu n’as jamais été aussi près du but ! On ne peut pas revenir en arrière, et il est hors question que je renonce à cause de la peur. On va l’avoir. Bientôt, c’est son cadavre à lui qu’on aura sous les yeux, et celui de chaque salopard qui travaille avec lui, et ils sauront que c’est toi qui as causé leur perte... toi et ta petite Faucheuse, qui ne peut pas voir un vampire sans essayer de le tuer.
Il étouffa un petit rire en m’entendant répéter les paroles qu’il avait prononcées devant l’immeuble de Lola. Il se retourna et me prit dans ses bras.
— Tu es ma petite Faucheuse aux cheveux roux, et tu m’as terriblement manqué.
Malgré tout ce qui se passait, l’entendre dire que je lui avais manqué me rendait très heureuse.
— Bones, quand je t’ai appelé hier soir, avant de savoir pour Francesca... c’était pour te dire que j’avais fini par trouver qui j’étais et ce dont j’avais besoin. Tu m’avais dit qu’une fois que je l’aurais trouvé, je n’aurais à faire d’excuses à personne. Et je n’en ai pas l’intention.
Il recula et me regarda avec circonspection.
— Que veux-tu dire ?
— Que je suis une emmerdeuse anxieuse, bornée, jalouse et en proie à des pulsions meurtrières, mais que je veux que tu me promettes que tu n’y vois pas d’inconvénient, parce que c’est ce que je suis et que tu es ce dont j’ai besoin. Tu m’as manqué chaque minute de chaque jour cette semaine, et je ne veux plus passer un seul jour sans toi. Si ma mère me rejette en me traitant de vampire, tant pis, ce sera sa décision, mais j’ai pris la mienne, et je refuse de m’excuser ou de faire un autre choix.
Il garda si longtemps le silence que je m’inquiétai. Avais-je été trop franche dans mon autoportrait ? D’accord, cela ne ressemblait pas à une petite annonce comme on en voit dans les magazines, mais je voulais juste que les choses soient claires...
— Est-ce que tu pourrais me répéter ça ? finit-il par dire, la tension de son visage s’effaçant peu à peu pour faire place à une tout autre émotion. Cela fait tellement longtemps que j’ai envie de t’entendre prononcer ces mots que j’ai peur d’avoir tout imaginé.
Au lieu de cela, je l’embrassai, si heureuse de me retrouver de nouveau dans ses bras que je ne pouvais plus m’arrêter de le toucher. Jusqu’ici, je ne m’étais pas rendu compte à quel point il m’avait manqué, et malgré les circonstances tragiques de la mort de Francesca, c’était le plus beau moment de ma semaine depuis qu’il avait quitté mon appartement cinq jours plus tôt.
Bones me caressa à son tour et m’embrassa si intensément que j’en eus vite le souffle coupé. Comme je décollais mes lèvres des siennes pour tenter de reprendre ma respiration, il fit glisser sa bouche jusqu’à mon cou et passa sa langue sur ma jugulaire tout en la suçotant. Mon coeur battait plus vite sous l’effet de ses caresses et je tirai sur mon col pour lui faciliter l’accès à ma gorge.
Il releva mon chemisier et le fit passer par-dessus ma tête, rompant le contact avec mon cou pendant une seconde à peine. Ses canines, qui étaient à présent complètement sorties sous l’effet du désir, griffaient mon cou tandis qu’il m’embrassait. Bones ne me perçait jamais la peau, même lorsque nos étreintes devenaient très passionnées. Il veillait à respecter les limites que je lui avais imposées. Je ne pouvais pas en dire autant. Je l’avais fait saigner un nombre incalculable de fois au plus fort de nos ébats, mais il ne m’avait jamais rendu la pareille. Je me demandais si c’était à ça qu’il était en train de penser, tandis qu’il taquinait mon cou d’une manière qu’il savait très agréable pour moi. Se retenait-il ? Cette douleur qui m’envahissait, ce désir brûlant de le sentir en moi... les ressentait-il également, mais d’une autre manière ? Les réprimait-il parce que c’était une facette de son être que je refusais d’accepter, bien que lui m’ait acceptée en totalité ?
Bones fit glisser sa bouche jusqu’à mes seins, mais je l’attirai de nouveau contre mon cou.
— Ne t’arrête pas, murmurai-je.
Il dut comprendre à ma voix que je ne parlais pas des préliminaires, car il se raidit.
— À quoi tu joues, Chaton ?
— Je surmonte mes préjugés. Tu es un vampire. Tu bois du sang. J’ai bu le tien et maintenant je veux que tu boives le mien.
Il me regarda un long moment, puis secoua la tête.
— Non. Tu n’as pas vraiment envie que je fasse ça.
— Tes dents ne me font pas peur, soufflai-je. Et toi non plus. Je veux que mon sang coule en toi, Bones. Je veux savoir qu’il coule dans tes veines...
— Ce n’est pas bien de me tenter comme tu le fais, marmonna-t-il en se détournant de moi, les poings serrés.
Oh oui, il en avait envie, et je voulais le lui offrir, comme tout ce que je lui avais refusé jusque-là.
Je me mis devant lui.
— Je ne joue pas. Je veux que tu boives mon sang. Viens. Brisons le dernier obstacle qui nous sépare encore.
— Tu n’as rien à me prouver, rétorqua-t-il.
Je sentais que sa détermination fléchissait à mesure que son désir augmentait. L’air qui nous entourait semblait électrique et jamais je n’avais vu ses yeux briller d’un vert aussi lumineux.
Je mis mes bras autour de lui et frôlai son cou avec mes lèvres.
— Je n’ai pas peur.
— Mais moi, si. J’ai très peur que tu le regrettes après, dit-il en m’entourant malgré lui de ses bras.
Je me frottai contre lui et je l’entendis émettre un sifflement lorsque nos peaux se touchèrent. Je mordis fermement le lobe de son oreille et il frissonna.
— J’en ai envie. Montre-moi que j’ai eu tort d’attendre si longtemps.
Il me caressa les cheveux et les écarta avant d’enfouir son visage dans mon cou. J’eus le souffle coupé lorsque je sentis sa langue décrire des cercles sur ma gorge palpitante, plus prédatrice que jamais. Il plaqua sa bouche sur ma peau et aspira pour faire affleurer l’artère à la surface. Je sentis ses dents acérées. Mon coeur s’emballa. Bones devait sentir ses battements contre ses lèvres.
— Chaton, gémit-il contre ma peau. Tu es sûre ?
— Oui, murmurai-je. Je suis sûre.
Ses crocs pénétrèrent dans ma gorge. Je me préparai à la douleur, mais c’est une tout autre sensation qui me submergea. À ma grande surprise, je n’eus pas mal comme lorsque Hennessey m’avait mordue. Au contraire, une délicieuse chaleur commençait à m’envahir. Nos rôles semblaient inversés, et le sang qui coulait dans sa bouche paraissait me nourrir moi aussi. La chaleur se fit plus intense, et je l’attirai tout contre moi.
— Bones...
Il aspira mon sang plus avidement et me retint lorsque mes genoux flanchèrent. Je m’abandonnai contre lui, étonnée que chaque succion augmente ma sensation de bien-être. J’eus bientôt l’impression d’avoir fondu dans ses bras, noyée dans un plaisir inattendu.
Je ne sentais désormais plus que les battements sourds de mon coeur, mes halètements réguliers et le flux constant du sang qui s’écoulait dans chaque partie de mon être. C’était une sensation que je n’avais jamais ressentie avec une telle intensité, et je comprenais combien le sang était indispensable à chaque terminaison nerveuse, à chaque cellule, et qu’il était l’essence même de la vie. Je voulais que mon sang passe dans le corps de Bones, qu’il le remplisse jusqu’à le submerger. J’avais l’impression de flotter, comme en apesanteur, puis la chaleur qui m’enveloppait se transforma en un flot liquide.
Oui ! Oui !
Je ne savais pas si j’avais parlé à voix haute, car j’avais perdu toute notion de la réalité. Je ne sentais plus que cette chaleur qui coulait en moi et qui s’intensifiait. J’avais l’impression que mon sang bouillait. Puis tout à coup, mes sens se réveillèrent. C’était comme si ma peau allait éclater, j’étais au comble de l’extase. La dernière chose que je sentis, ce fut Bones qui resserrait son étreinte tout en continuant à aspirer mon sang.
Lorsque je rouvris les yeux, j’étais enveloppée dans des couvertures, et des bras pâles m’entouraient. Bien que je ne sache pas l’heure qu’il était, je sentais qu’un long moment s’était écoulé depuis ma perte de connaissance.
— Est-ce qu’il fait nuit ? demandai-je.
Instinctivement, je portai la main à mon cou.
Aucune marque, ma peau était parfaitement lisse. Je trouvais étrange de n’avoir gardé aucune trace visible de la morsure alors que je ressentais encore des fourmillements.
— Oui, il fait nuit.
Je me tournai vers lui, et le contact de ses pieds froids me fit tressaillir.
— Tu es gelé !
— T’as encore piqué toutes les couvertures.
Je baissai les yeux. J’étais enroulée dans la couette, et Bones n’avait pu récupérer que des bouts de couverture en se collant contre moi. Il faut croire qu’il n’exagérait pas.
Je lui lançai la moitié des couvertures, et je tremblai lorsque sa peau glacée toucha la mienne.
— Tu m’as déshabillée pendant que je dormais ? Tu n’en as pas profité, j’espère ?
— Non, mais j’ai pris des précautions, répondit-il en étudiant mes yeux. (C’est alors que je remarquai qu’il était si tendu qu’un rien aurait suffi à le briser en mille morceaux.) Je t’ai déshabillée et j’ai caché tes vêtements pour t’empêcher de t’enfuir sans me parler si jamais tu te réveillais furieuse à cause de ce qui s’était passé.
Bones était un homme qui savait mettre à profit son expérience. Je souris presque en l’imaginant en train de cacher mes vêtements sous différents rochers. Puis je repris mon sérieux.
— Je ne suis pas furieuse. Je le voulais, et c’était... incroyable. Je ne pensais pas que ce serait comme ça.
— Je suis très heureux de te l’entendre dire, murmura-t-il. Je t’aime, Chaton. Je n’arrive même pas à décrire à quel point.
Le trop-plein de sensations fit bondir mon coeur dans ma poitrine. Les larmes me montèrent aux yeux sous l’effet d’une émotion trop longtemps refoulée.
Il s’en rendit compte.
— Qu’y a-t-il ?
— Tu n’arrêteras pas tant que tu ne m’auras pas tout entière, n’est-ce pas ? Mon corps, mon sang, ma confiance ne te suffisent pas... il t’en faut plus.
Il savait de quoi je parlais et sa réponse fut immédiate.
— C’est ton coeur que je veux. Plus que tout le reste. Tu as tout à fait raison, je ne m’arrêterai pas tant qu’il ne sera pas à moi.
Les larmes commencèrent à couler le long de mes joues car je ne pouvais plus empêcher la vérité de sortir. Je ne savais même pas comment j’avais pu la contenir aussi longtemps.
— Tu peux arrêter. Il est à toi.
Son corps tout entier s’immobilisa.
— Tu parles sérieusement ?
Ses yeux étaient remplis d’incertitude lorsqu’il les posa sur les miens, mais ils exprimaient aussi une émotion grandissante. J’acquiesçai d’un signe de tête car j’avais la bouche trop sèche pour pouvoir parler.
— Dis-le. J’ai besoin de l’entendre. Dis-le-moi.
Je m’humectai les lèvres et m’éclaircis la voix. Je dus m’y reprendre à trois fois, mais je finis par retrouver l’usage de la parole.
— Je t’aime, Bones.
Je sentis alors ma poitrine se libérer d’un poids dont je n’avais pas eu conscience jusque-là. C’est drôle comme j’avais eu peur d’une chose qui n’avait vraiment rien d’effrayant.
— Encore.
Il se mit à sourire, et je sentis une joie belle et pure combler le vide qui m’avait habitée toute ma vie.
— Je t’aime.
Il couvrit mon front, mes joues, mes lèvres, mes yeux et mon menton de baisers aussi légers qu’ils étaient intenses.
— Encore une fois.
Il avait prononcé ces mots d’une voix étouffée, sa bouche sur la mienne, et je soufflai les mots en lui.
— Je t’aime.
Bones m’embrassa au point de me donner le vertige, alors même que j’étais allongée. Il ne s’interrompit que le temps de murmurer sur mes lèvres :
— Ça valait le coup d’attendre.